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Toute la société civile doit lutter contre les discours de haine antisémite en ligne

Face à la propagation de l’antisémitisme sur Internet, l’Institut du dialogue stratégique et B’nai B’rith International ont publié, en partenariat avec l’UNESCO, une boîte à outils destinée à renforcer les capacités de la société civile à lutter contre cette forme de discours de haine. Dans cette interview, Daniel S. Mariaschin, PDG de B’nai B’rith International, et Susan Benesch, fondatrice et directrice du Dangerous Speech Project, réfléchissent à la nécessité pour la société civile de lutter contre la haine antisémite.

Qu’est-ce qui rend si urgente la lutte contre l’antisémitisme en ligne ?

Daniel : La lutte contre l’antisémitisme en ligne est urgente, mais ce problème ne date pas d’hier : depuis plus d’une décennie l’espace numérique, à cause de ses nombreuses possibilités, présente des défis de plus en plus aigus.

La diffusion en direct de violentes attaques extrémistes et la propagation de manifestes haineux par des extrémistes ont été des manifestations de haine en ligne particulièrement odieuses. Mais ce qui semblait n’être qu’un problème marginal a rapidement pollué la totalité de la place publique numérique fortement polarisée. Les récits complotistes nés lors de la pandémie de Covid-19 et les justifications malveillantes de la guerre en Ukraine en sont les preuves les plus récentes et les plus pressantes. Cela nous montre en temps réel la puissance du virus antisémite, capable de muter à chaque crise sociale et le danger de son amplification en ligne. C’est donc non seulement une menace pour les Juifs, mais aussi un signe d’alarme indubitable pour nos démocraties.

À quel moment et pourquoi l’antisémitisme en ligne est-il dangereux ?

Susan : L’antisémitisme devient dangereux lorsqu’il parvient à convaincre des personnes qu’elles sont gravement lésées par les Juifs, d’une manière ou d’une autre. Ce genre de rhétorique, que l’on appelle un discours dangereux, peut persuader des individus de tolérer ou même de commettre des actes de violence, puisque cette violence leur apparaît alors comme un acte de défense, par conséquent justifié au plan moral. Le fait de décrire les Juifs (ou tout autre groupe) comme des êtres nuisibles n’est pas la même chose que d’apprendre aux gens à les haïr. De bien des points de vue, c’est plus puissant que la haine. Le danger est particulièrement grave en ligne, lorsque ce discours circule au sein de groupes ou d’espaces sans être remis en question, approuvé par les leaders des groupes et prenant la forme d’une vérité incontestable, qui n’est diffusée qu’à un groupe d’individus. Ce sont autant de caractéristiques qui le rendent plus convaincant et par conséquent plus dangereux.

Comment le discours de haine se propage-t-il sur les réseaux sociaux et comment peut-il se transformer en violence ?

Susan : C’est souvent à l’occasion d’événements de la vie réelle qui suscitent la colère ou l’effroi dans les populations que les discours haineux et les discours dangereux prennent de l’ampleur. Un nombre relativement faible d’influenceurs (c’est-à-dire de personnes largement suivies en ligne) commence à diffuser des messages accusant un groupe cible (par exemple les juifs ou les musulmans) de provoquer le malheur ou la détresse des autres. Un grand nombre de personnes s’engouffrent dans cette conversation, approuvant et relayant ces messages. Ceci peut pousser une personne seule à la violence, par exemple à commettre un massacre, ou un groupe partageant les mêmes idées à unir ses forces et à attaquer ensemble.

De quelles mesures dispose la société civile pour lutter efficacement contre l’antisémitisme et les discours de haine sur les réseaux sociaux ?

Daniel : D’abord et avant tout, nous devons rappeler que l’antisémitisme en ligne, c’est de l’antisémitisme. L’éducation contre la haine anti-juivie et contre tous les préjugés est le travail de base à accomplir contre ces manifestations en ligne. Mais au-delà, nous devons accélérer notre action auprès des gouvernements et des plates-formes pour contrer les menaces posées par la haine en ligne.

La société civile doit s’employer à informer et à éduquer les plates-formes à propos des manifestations d’antisémitisme en ligne. Nous devons faire en sorte que les services de surveillance du cyberespace disposent des bons outils pour prendre les bonnes décisions concernant les contenus qui leur sont signalés. À cet égard, B’nai B’rith International estime que la définition de l’antisémitisme élaborée par l’IHRA constitue un outil et une norme essentiels. Nous devons plaider pour plus de transparence, afin que les utilisateurs ne soient pas consciemment poussés vers des contenus de plus en plus extrêmes. Nous devons responsabiliser les gouvernements et les plates-formes au fait que ce qui est illégal dans la vie réelle est illégal en ligne : on constate le peu de poursuites en cas de discours de haine en ligne, c’est une situation qui doit changer.

Mais il y a aussi beaucoup de travail à mener au sein de nos communautés – afin de renforcer la résilience, la citoyenneté active, de procurer aux utilisateurs les outils nécessaires pour agir efficacement contre la haine en ligne dont ils sont témoins. Nous devons soutenir les victimes et renforcer la confiance – afin que les personnes victimes de haine en ligne puissent se tourner vers les organisations de la société civile pour demander de l’aide.

Quel type de contre-discours est efficace contre l’antisémitisme ?

Susan : La recherche montre que lorsqu’un nombre important de personnes oppose des éléments factuels aux manifestations d’antisémitisme (ou de racisme, de xénophobie et d’autres formes de préjugés), les normes du discours antisémite changent, en partie parce que ce contre-discours convainc davantage de personnes de la possibilité de réagir en toute sécurité. Même si ce contre-discours ne fait pas changer d’avis ceux qui ont initialement émis des propos antisémites, il a le pouvoir d’influencer le nombre (beaucoup plus important) de personnes qui assistent à l’échange. Le contre-discours peut aussi avoir une autre utilité : il rassure les Juifs et tous ceux qui sont choqués et effrayés par l’antisémitisme.

Quelles devraient être les efforts prioritaires des gouvernements dans leur lutte contre l’antisémitisme en ligne ?

Daniel : L’antisémitisme est le canari dans la mine de charbon de la démocratie. Lorsque nous parlons d’antisémitisme en ligne, nous devons aussi relever le défi colossal de la désinformation, de la prolifération des conspirations, de la polarisation politique. Pour lutter efficacement contre la propagation de l’antisémitisme en ligne, nous devons prendre en compte la totalité du cyberespace.

Certains gouvernements ont commencé à intensifier leurs efforts en s’attaquant de front aux préjugés en ligne, en particulier en Europe. Une législation émergente s’efforce de traiter les problèmes systémiques : le fait d’exiger des plates-formes qu’elles prennent plus de responsabilités tout en protégeant la liberté d’expression et la vie privée des utilisateurs offre des perspectives prometteuses, qui peuvent servir de modèle dans d’autres parties du monde, y compris aux États-Unis. C’est un des champs d’action possibles.

Mais encore une fois, l’antisémitisme en ligne, c’est de l’antisémitisme, et il est essentiel d’exiger des gouvernements qu’ils permettent à la société civile d’intensifier ses efforts pour éduquer, informer et sensibiliser contre la haine antijuive.

Antisémitisme en ligne : boîte à outils pour la société civile
ISD
2022

(en anglais)

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Daniel S. Mariaschin est le PDG de B’nai B’rith International. En tant que dirigeant de l’organisation, il conduit et supervise les programmes, les activités et le personnel de B’nai B’rith à travers le monde.

Susan Benesch a fondé et dirige le Dangerous Speech Project qui étudie les discours susceptibles d’inspirer la violence - et cherche les moyens de les prévenir sans porter atteinte à la liberté d’expression.