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Soutenir la gestion des réserves de biosphère en cartographiant les forêts avec des outils à code source ouvert

Anoumou_KEMAVO_Togo

Dr Anoumou Kemavo est chargé de mission international à l’Office national des forêts – International (ONFI) en France et formateur à l’Ecole de la géomatique et du territoire à Abidjan en Côte d’Ivoire.

En tant qu’expert sur les forêts tropicales, il est intervenu sur le projet Biosphère et patrimoine du lac Tchad (BIOPALT) et sur plusieurs projets de Réduction des émissions provenant du déboisement et de la dégradation des forêts (REDD+) à travers le monde. Particulièrement intéressé par les applications sur le terrain des systèmes d’information géographiques (SIG), de la télédétection et de la cartographie, il organise des formations gratuites sur les outils cartographiques en accès libre (Open Source) et des ateliers participatifs autour de projets forestiers.

Il a reçu le Bourse MAB pour les jeunes scientifiques en 2012 pour l’élaboration d’un plan directeur pour encourager la participation publique

dans l’aménagement de la Réserve de biosphère d’Oti-Kéran/Oti-Mandouri au Togo

Comment vous avez connu le Programme sur l’Homme et la Biosphère de l’UNESCO (MAB) ?

J’ai connu le Programme MAB parce que je suis un ancien de l’Ecole régionale postuniversitaire d’aménagement et de gestion intégrés des forêts et territoires tropicaux (ERAIFT).  On a étudié le modèle MAB et on est partis sur le terrain, voir ce que faisait le programme de près, dans la Réserve de biosphère de Luki en République démocratique du Congo.

Par la suite, ça a été aussi beaucoup à travers les recommandations d’une connaissance du ministère de l’Environnement et des ressources forestières du Togo.

C’est elle qui m’a parlé de la bourse MAB pour les jeunes chercheurs. J’ai regardé sur le site de l’UNESCO et c’était la bonne période pour postuler. C’est tout un flux d’information qui m’a orienté vers le Programme MAB.

Quelle était votre ambition en postulant pour les bourses MAB pour les jeunes scientifiques ?

Ça découle de tout mon parcours, au tout début, mon ambition était de rentrer dans la recherche. Je quittais l’ERAIFT en 2011, on devait faire six mois d’études sur une thématique, moi j’avais choisi la télédétection sur une réserve de faune au Togo.

Par la suite, pour poursuivre mes recherches, je me suis intéressé à cette bourse dont j’ai entendu parler au bon moment. Ça correspondait bien à mes attentes et je faisais un peu partie de la maison à travers l’ERAIFT, qui découle du MAB d’ailleurs. En 2012, j’ai déposé mon dossier et j’ai obtenu la bourse. C’était la première brique dans l’ensemble. A partir de là, ça s’est construit petit à petit. Voilà, la première ambition c’était la recherche et ça a continué d’évoluer jusqu’à maintenant.

Vous avez fait votre dossier pour la bourse MAB pour les jeunes scientifiques sur Oti-Kéran/Oti-Mandouri, la toute récente première réserve de biosphère du Togo. Dites-nous en un peu plus.

Quand j’ai commencé, à l’époque en 2011, la zone n’était pas encore tout à fait réserve de biosphère. Le ministère voulait inscrire le site dans la continuité du parc transfrontalier du W, qui regroupe le Bénin, le Burkina Faso et le Niger. Petite parenthèse, d’ailleurs, aujourd’hui le parc de W est devenu une réserve de biosphère transfrontalière. Mais avant ça, on voulait donc ajouter à cette continuité préexistante pour créer un couloir de passage d’éléphants, entre ces trois pays-là et le Togo. Donc la zone était bien ciblée et le mandat a été mené pour savoir si elle pouvait être transformée en réserve de biosphère.

Le site l’est devenu en 2012. Donc, c’était une période très intéressante, j’allais être engagé pour la recherche sur ce nouveau site. Ça allait être la première réserve de biosphère du Togo. Il y avait un grand volet aménagement et participation de la population.

Pour moi, ça tombait bien, il y a eu tout un travail de consultation, d’échanges et puisque la cartographie n’était pas encore au point, moi je me suis mis là-dedans. Je revenais de l’ERAIFT et mon parcours avant ça, à l’université au Maroc, était en ingénierie forestière, spécialité géomatique des ressource naturelles. Avec ce bagage, j’ai pu proposer quelque chose pour la cartographie du projet, les ateliers participatifs, pour renforcer le travail mené dans le montage du projet dans la transition vers une réserve de biosphère.

En pratique, à quoi a servi la bourse MAB pour les jeunes scientifiques ?

Pour faire tout ce qu’on avait prévu, il a fallu se déplacer sur le terrain, organiser les ateliers, faire des collectes de terrain, acheter du matériel, loger sur le terrain. J’ai dépensé USD 4990, je me souviens très bien, la bourse était de USD 5000. Donc, elle a été essentiellement utilisée pour le fonctionnement, la collecte de terrain, les locaux, la location des salles, etc. Les ateliers ont pris beaucoup de ressources. A chaque atelier, il faut gérer tout le côté logistique. Il ne faut pas sous-estimer le côté logistique pour obtenir des bons résultats sur le terrain !

Par exemple, dans notre contexte, il fallait donner une contribution au déplacement. C’est une population paysanne, les gens sont dans leurs champs. D’abord, tu demandes si on peut discuter, le chef de village fait l’annonce, tu vas prendre toute la journée d’un paysan donc il faut une contribution. Donc la bourse a servi beaucoup à ça.

Voilà à quoi ça a servi la bourse et, sans ça, le travail n’aurait pas pu être réalisé, pas avec les mêmes résultats en tout cas. Je suis resté sur le terrain pendant plus de six mois. A Oti-Kéran/Oti-Mandouri, j’étais indépendant, je n’étais pas lié à une structure ou à une université. J’étais adossé au ministère de l’Environnement, puisque je travaillais sur leur site, mais j’étais un chercheur libre et j’ai totalement pris goût à la recherche à ce moment-là.

Comment on se lance dans un doctorat quand on est chercheur libre ?

A la suite de l’ERAIFT, je voulais postuler à un doctorat, mais sans ressources c’était compliqué. La bourse est arrivée et j’ai pu faire mes recherches de façon libre. En parallèle, pendant cette période, j’ai été contacté par l’Office national des forêts – international (ONFI), à la suite d’un projet que j’avais fait avec eux en République démocratique du Congo quand j’étais à l’ERAIFT. Ça aussi c’était en 2012. Ils m’ont proposé un contrat et j’étais très intéressé, c’était exactement mon domaine. Mais j’avais commencé ma recherche avec la bourse MAB et je voulais finir tranquillement cette recherche avant de m’engager. On a gardé le contact entre ONFI et moi. En 2013, je terminais mon travail de recherche avec la bourse MAB et ensuite j’ai commencé à travailler avec ONFI. Ça fait huit ans que ça dure.

J’ai commencé à travailler et pendant les deux premières années cette ambition de recherche n’a jamais cessé. En 2014, je lance mon doctorat à l’Université Paris-Est Marne-la-vallée, sur mes ressources propres.

Enfin, en 2018, j’ai soutenu ma thèse, tout en étant à ONFI, et avec des missions internationales, le travail de bureau d’études, c’était intense, mais bon on est passé par là ! Un clin d’œil, le site d’Oti‑Kéran/Oti-Mandouri, qui m’est cher, figurait parmi mes cinq cas d’étude. J’y suis retourné en 2016 pour quelques entretiens et vérifier sur le terrain mes données de télédétection et images radar. On ne fait jamais de télédétection sans le terrain, ça c’est fondamental !

Voilà, de 2014 à 2018, j’étais expert international et étudiant doctorant… C’était du plein temps, pendant quatre ans, c’est un engagement, c’est une volonté à prendre, il n’y a rien eu d’autre que ça.

Suite au doctorat, vous étiez bel et bien devenu expert dans le domaine de la télédétection, des systèmes d’information géographique (SIG) et de la cartographie forestière. A quel point ces outils sont-ils devenus important dans la conservation et la gestion des territoires ?

Pour faire un peu d’histoire, avant 1972, ces données, les photos satellites, sont du domaine militaire. Avec l’arrivée du satellite LANDSAT 1, ces données sont rendues disponibles au public pour la première fois. D’ailleurs, le programme LANDSAT est au début pratiquement voué à l’étude scientifique des ressources naturelles. Ses caméras sont capables de filtrer les couleurs, donc capables de détecter la chlorophylle et autres, ce qui est très pratique pour cartographier la couverture végétale. Depuis 1972 donc, on peut suivre l’évolution sur toute la terre. Ça a offert une perspective nouvelle énorme, unique dans l’histoire !

Les SIG et la télédétection permettent d’analyser ces images satellites avec toujours plus de précision. On peut connaître la capacité des ressources naturelles, savoir où elles se trouvent, leur évolution dans le temps et leur projection future. Pour faire ça on peut aller sur le terrain, enquêter, poser des questions aux gens, mais c’est cher et ça prend du temps. Les outils de technologies spatiales, offrent une opportunité d’analyse plus poussée, plus rapide de ces espaces. On a la capacité de visualiser un historique et l’état actuel en simultané, à temps quasi-réel, sur les ressources et les surfaces forestières. Ça a révolutionné la planification et la gestion des espaces protégés.

Aujourd’hui, on parle essentiellement du changement climatique et de biodiversité. Si on ne connait pas l’historique d’une forêt, on ne peut pas constater qu’effectivement il y a eu de la déforestation. On peut le voir sur le terrain, mais avec les images satellites on peut l’attester dans sa globalité.

C’est très facile avec les SIG de faire un inventaire forestier, même de répertorier individuellement des arbres, de relever le cours des rivières, de cartographier des zones tampons, c’est vraiment très facile. Ces outils sont devenus incontournables dans la gestion et la conservation. Autre exemple, le cas des éléphants et des rhinocéros, on peut les tracer avec des balises pour lutter contre le braconnage, c’est devenu un outil indispensable.

 

« On conserve la nature pourquoi en fait ? Pour que ce soit durable, pour que la source des services écosystémiques continue d’exister et dure dans le temps »
Lake_Chad

Comment les cartes se traduisent-elles dans le milieu politique ? Une fois le constat établi, comment on fait valoir cette information scientifique auprès des décideurs ?

Les SIG se définissent aussi comme outil d’aide à la décision. La carte est un moyen de visualisation. Par exemple, je suis ministre des forêts, il y a un exploitant forestier qui souhaite exploiter 5000 ha de forêt, mais il nous faut savoir où se situent les 5000 ha et connaître les espèces qui s’y trouvent. Sur quelle base je prends ma décision d’autoriser l’exploitation ou pas ? Je vois qu’une partie de la zone convoitée se situe dans une forêt sacrée. Je vois que la zone est utilisée par la population locale pour du bois de chauffe ou la chasse, ma décision sera orientée sur cette base-là. En collectant plusieurs informations, on peut aider le décideur à s’orienter vers une décision cohérente. Alors la carte aide à prendre une décision sur cela.

Deuxièmement, ça se traduit aussi dans la planification des interventions sur le terrain. En tant que ministre, je ne prépare pas une intervention de façon aléatoire, je prépare un plan. Je dois prendre en compte les analyses futures. On peut parler du programme de Réduction des émissions provenant du déboisement et de la dégradation des forêts (REDD+). Dans ce processus les pays membres établissent des scenarios de référence pour cadrer leurs exploitations et gérer leurs subventions. Pour cela on doit connaitre l’historique de la déforestation et cela ne vient que de la télédétection. Si sur les dix dernières années, il y a eu 5000 ha de déforestés, dès lors sur les dix années à venir, comment va évoluer la tendance ? Ou alors, comment et où peut-on mettre en marche le reboisement ? La démographie, comment évolue-t-elle ?

Donc ces outils, les images satellites, les cartes, guident vers des choix cohérents, des décisions informées. La carte permet la politique, la planification, l’aménagement du territoire. Quand on sait où sont les choses, on prévoit autour. Si on veut aller sur Mars, c’est parce que on l’a localisée et cartographiée. Aujourd’hui, la cartographie c’est la base, on ne se rend plus compte de l’impact que ça a toute cette information. On peut aller sur internet pour aller partout, toutes ces données, c’est public.

Vous avez travaillé sur le lac Tchad. Ce sont des images célèbres, on imagine tous la séquence des années qui passent. C’est quoi la puissance médiatique de ces images ?

Quand vous regardez ces images, ça touche directement la conscience des gens. Dans les années 1960, on connait la superficie du lac Tchad, on peut la cartographier. Aujourd’hui, on compare deux images, c’est un choc : Effectivement, il faut faire quelque chose… Ce sont des données puissantes de prise de conscience et de la nécessité d’intervenir. Ces images sont bien sûr disponibles en accès libre. L’image en soi ce n’est qu’une image, ce qu’on en fait est une autre question. Les images peuvent être des outils de manipulation, mais aussi de prise de conscience et de mobilisation.

Ces images du lac Tchad ont été très importantes. Le lac est saisonnier, c’est un concours de plusieurs phénomènes. On a vu cependant qu’il avait énormément réduit depuis les années 1960, mais ce sont aussi les images satellites qui ont permis de voir que le lac avait repris. Sur le terrain, on corroborait les données, on a vu les effets. Les mesures de conservation avaient fonctionné.

Vous avez travaillé dans les forêts tropicales sur tous les continents. Quels sont les défis et où sont les bonnes pratiques ?

La déforestation, c’est médiatisé, on en parle beaucoup, ce n’est pas pour rien.

Le premier défi est lié à la ressource, si ces forêts subissent une dégradation, c’est lié à nos besoins, notre usage, notre mode de vie. Le deuxième défi, c’est l’extinction des espèces forestières, de la faune et de la flore, des espèces d’arbres aussi sont menacées.

Il nous faut juguler la satisfaction des besoins et les espèces. L’humain n’est pas au-delà de cette équation, l’humain est bel-et-bien à l’intérieur de l’équation et doit se penser en tant que tel. C’est tout l’intérêt du Programme MAB. L’humain n’est pas au-dessus de la ressource, l’humain n’est pas au-dessus de la forêt. L’humain est élément et prolongement de la chose. Si vous savez que l’air que l’on respire provient de l’arbre, quand une forêt est coupée, ça veut dire qu’une partie de votre respiration est coupée. La conservation vient naturellement, je pense que c’est une prise de conscience sur l’intérêt que ces forêts représentent, comme service écosystémique. Il y a au-delà de l’intérêt économique, un intérêt pour l’humanité de conserver ces forêts. Les forêts tropicales sont les poumons de la planète, on brûle nos poumons. C’est une question fondamentale, à considérer avec sérieux.

Il faut reconnaitre qu’il y a beaucoup de choses qui se font. Là je pars pour une mission dans le bassin du Congo, sur un projet pour utiliser les tourbières et les mangroves dans l’adaptation au changement climatique. Il y a des actions qui sont mises en place pour stopper l’érosion du littoral et aussi pour l’utilisation du bois par les populations. A travers des reboisements à vocation de bois de chauffe, on arrive à fournir les populations locales qui avant allaient couper le bois là-bas. Il y a beaucoup de projets comme ça, des efforts sont fournis.

Un autre exemple typique de projet qui réussit, en République démocratique du Congo, à Goma dans l’est, ce serait un projet qui s’appelle Ecomakala Virunga qui gère la production de charbon de bois. L’idée de ce projet est de réduire la pression sur le parc national de Virunga, en plantant des plantations d’eucalyptus sur tout le périmètre du parc qui seront exploitées par la population. Ça protège le parc et évite à la population d’aller se ravitailler dedans. Ça crée physiquement une zone tampon. Le parc fait plus de 700 000 ha, c’est le premier parc protégé en Afrique en termes de ressources naturelles. Il est classé patrimoine mondial naturel de l’UNESCO.

Encore un autre projet, le projet Biosphère et Patrimoine du lac Tchad (BIOPALT). Le projet est transnational, il s’articule autour du modèle des réserves de biosphère transfrontalières. Ça ce sont des projets à encourager.

De plus en plus, on parle de « comptabilité environnementale », c’est à dire que chaque année on produit un chiffrage du capital naturel pour mettre en perspective le produit intérieur brut (PIB) qui ne prend pas en compte l’impact environnemental. Le capital naturel devient une dimension mesurable pour évaluer l’empreinte d’un pays. Comme indicateurs, on utilise la santé de la ressource, l’occupation des sols, la qualité de l’eau, le stock de carbone et la qualité de l’infrastructure forestière. Plus ces indicateurs sont élevés, plus la valeur écologique est élevée. C’est un sujet porteur. Fondamentalement ce sont des choses qui se font, pour l’instant surtout depuis le milieu académique et de plus en plus ça transvase dans le milieu politique, au niveau des décideurs. C’est là, il y a pleins de choses qui se font, il faut continuer sur cette lancée.

« Quand je vois mon parcours, je vois que le déclic est arrivé à un moment où on m’a dit : tu peux avoir une bourse. De là, c’est parti. Moi aussi, je veux donner ce déclic-là à d’autres personnes. C’est ça mon combat »
Anoumou_KEMAVO_workshop_Togo

Au cours de votre carrière, vous avez porté beaucoup d’attention au caractère participatif de vos projets, au savoir local, au terrain. Comment ça se passe quand l’expert rencontre le local ?

L’expertise c’est le côté logique, scientifique des choses. Si tu fais une carte, tu récupères des informations, après il faut valider ces informations sur le terrain. Les notions techniques de la cartographie ne sont pas toujours évidentes à transmettre, donc l’expert a un travail de déconstruction de son savoir pour se faire comprendre. Aussi, l’expert récupère les indications locales pour vérifier ses propres hypothèses.

On dit « savoir local », mais en fait c’est crucial, ce sont des populations installées depuis plus longtemps que personne, qui connaissent leur zone, les détails. Ils savent qu’il y a dix ans il s’est passé ça, on chassait là, il y avait de la forêt jusque-là, ils sont la « mémoire » de leur zone. S’il n’y a plus beaucoup de pluie, ça, c’est lié au vécu de la population, ils le savent. Même si sur les images satellites on voit une zone forestière, on en apprend beaucoup plus sur son état, sa santé, ses changements, etc. par des informations locales.

Au-delà de la collecte d’information, comment fait-on pour aligner les besoins des projets et les besoins du local ?

Quand on fait un projet qui touche la population, dans un premier temps, on organise un atelier pour collecter les informations et connaître les besoins. Cet atelier est toujours participatif et s’adapte au contexte local. Si par exemple, les femmes ne parlent pas devant les hommes, on sépare le groupe en deux, pour que chacun exprime ses besoins. Là, ce sont des choses que j’ai fait plusieurs fois pour pouvoir comprendre la situation le mieux possible et obtenir le plus de données. Les discussions donnent lieu à des propositions d’actions pour répondre aux besoins. Souvent, comme on se trouve dans des zones reculées, les besoins tournent autour de l’électricité, d’écoles, de routes, etc. et ce n’est pas toujours l’objet de notre projet de foresterie. Donc parfois on se sent un peu démuni, il y a des espoirs déçus. Mais ça peut donner de la visibilité pour des programmes nationaux. On voit ça du haut, ils voient ça du bas, un moment il faut que ça se croise.

Il faut concevoir les projets pour qu’ils puissent perdurer localement. Le projet Ecomakala, autour du parc du Virunga, a pu être repris par la population parce que justement le charbon de bois produit génère des revenus. Les sous rentrent dans une caisse gérée par la collectivité pour alimenter d’autres types de plantations. Le système a tellement bien marché, le projet s’est déroulé pendant cinq ans et aujourd’hui ça continue. Les plantations se perpétuent et elles sont rentrées dans le programme REDD+. Ils ont obtenu des fonds carbones additionnels. Si les moyens se renouvèlent d’eux-mêmes, les activités sont rentables et les gens les font perdurer.

Autrement, il y a le projet Luki, dans le parc national et Réserve de biosphère de Luki en République démocratique du Congo. Il y a même un musée. Il y a des activités de recherche et des activités génératrices de revenus dans les villages autour. Le développement encadré de la pêche, la vente de produit de chasse contrôlée, l’apiculture, ont permis de garder le cœur intact. Tous les étudiants de l’ERAIFT à l’époque, partaient en stage là-bas pour étudier le parc, parce que c’est un cas d’étude complet. Ça fait plus de 20 ans que le processus marche bien.

En bref, ça marche quand le projet est d’abord accepté, puis approprié, et auto-financé. Si ça vient toujours de l’extérieur, un jour tout peut s’arrêter. Il faut penser au-delà de l’échéancier du projet et du budget d’appoint. Quand la population locale trouve son intérêt dans la durée, pas juste ponctuel, le projet réussit naturellement.

Vous êtes très versé dans les logiciels ouverts, l’Open Source, et vous donnez des cours de SIG libres sur WhatsApp. Quelle différence fait la gratuité ?

Au premier niveau, la gratuité permet une large diffusion. En SIG, les logiciels payants, ça représente EUR 20 000 à 25 000 la licence, sur un seul ordinateur. Si tu veux faire une formation de 20 personnes avec ce logiciel, tu as besoin de beaucoup de moyens. Les logiciels gratuits, tout le monde peut les télécharger, donc au lieu de dépenser le prix d’une licence, on peut former 20 personnes sur du libre, qui répond souvent largement aux mêmes besoins que le payant.

Mais la gratuité est parfois considérée comme moins fiable. Je pense que c’est l’indépendance qui entraine une peur de mal connaître ou de pas savoir corriger les bugs techniques. Certes, sur le payant tu as un support de service technique. Mais la gratuité donne de l’indépendance, quelqu’un qui veut apprendre s’investit très bien dans la gratuité, et s’il y a un problème, on cherche à le résoudre en groupe.

Ça fait depuis 10 ans maintenant, que je forme dans tout ce qui est gratuit. Tous mes supports sont libres d’accès. J’ai formé ce groupe de formation naturellement avec des étudiants que j’ai eus ou qui ont lu mes publications. Ils m’ont dit, on est de l’université de Tunis, d’Alexandrie, à l’ERAIFT, on a des cours de télédétection, mais on voudrait approfondir. Donc on a mis en place un cours sur WhatsApp avec le logiciel QuantumGIS. On fait les cours enregistrés sur Zoom et ensuite on les partage sur le web. La gratuité apporte une liberté d’action et la possibilité de former plus de monde. Et il y a une communauté, des forums, des tutoriels.

Vous êtes co-fondateur du Laboratoire international de gestion de l’environnement (LGE-inter) et le fondateur de l’association International Initiative for Development and Democracy (2I2D) tous les deux basé à Lomé. Est-ce que cela fait de vous un « Entrepreneur engagé » ?

On s’engage tous. Je ne parle pas ici d’engagement politique, mais on est tous engagé pour quelque chose. Moi, c’est toujours clair dans ma tête que je vais militer dans le sens du bien‑être de l’autre. Mes actions scientifiques et communautaires sont orientées par là. Quand tu donnes de l’intérêt à l’autre, tu te rends service aussi.

Je peux dire que oui, je suis un entrepreneur engagé. Aujourd’hui, je donne des bourses à des élèves de primaire et du secondaire pour les encourager à performer dans les études. Quand je vois mon parcours, je vois que le déclic est arrivé à un moment où on m’a dit : tu peux avoir une bourse. De là, c’est parti. Moi aussi, je veux donner ce déclic-là à d’autres personnes. C’est ça mon combat.

Le laboratoire lui est orienté environnement. On a remarqué qu’au Togo la pollution est assez importante, surtout à Lomé, avec les activités portuaires. La loi indique que tout projet de développement doit comporter une étude d’impact environnemental et social. Mais peu d’entreprises proposent ce type d’études au Togo. Donc l’idée est venue de là. On a créé notre laboratoire. Ces études sont le cœur de notre métier.

Deuxièmement, toujours dans le cadre des études d’impact, on travaille sur les mesures de la qualité de l’eau, de l’air et du bruit. Il y a très peu de ces appareils au Togo. Donc on a investi pour acheter ces matériels, pour les utiliser nous ou les louer.

Troisièmement, c’est la formation. On propose tout ce qui est SIG, télédétection, webmapping, j’assure les formations à distance ou en présentiel, pour les professionnels.

Notre quatrième activité, c’est le reboisement. On mène des projets sur des terrains à restaurer avec les communautés, qui s’occupent des pépinières. On fait des plantations, des reboisements, de la foresterie en accompagnant des populations.

L’association et le laboratoire agissent au Togo et au-delà un peu aussi. C’est aussi un apprentissage, parce que je délègue beaucoup maintenant, mes collaborateurs gèrent, chaque semaine on fait un point. Ils ont ma confiance.

Vous avez donc une association environnementale et un laboratoire de développement, est-ce que vous pensez que « environnement » et « développement » sont compatibles ?

Oui, c’est compatible. Si on trouve le bon alignement. On conserve la nature pourquoi en fait ? Pour que ce soit durable, pour que la source des services écosystémiques continue d’exister et dure dans le temps. La durabilité dans le temps veut aussi dire développement, le développement c’est le fait de notre présence en continue, ici je ne parle pas du béton, je parle de la qualité de vie, des services sociaux.

Aligner conservation et développement, c’est permettre l’accès aux services écosystémiques et aux services sociaux, pour parler de façon schématique. On peut bien les aligner. Comme le Programme MAB et comme le projet Ecomakala, c’est de la conservation, le cœur de Virunga est protégé, mais par quoi ? Par le projet de développement en zone tampon, qui donne aux communautés leur niveau de vie et leurs ressources. L’un ne va pas sans l’autre. Les deux piliers sont là. Si la conservation prend le dessus, on va créer un espace sous cloche, si c’est le développement économique qui prend le dessus, les zones seront détruites, ça servira une fois.

« Dans les 50 prochaines années, il faut oser être audacieux, on continue les efforts faits pour l’autosuffisance des réserves de biosphère »
Lake Chad Satellite image

Ce modèle, c’est en effet le modèle du MAB, qui fête ses 50 ans en 2021. Selon vous, quel sera le rôle de MAB pour les 50 prochaines années ?

On regarde en arrière dans le passé pour construire nos actions dans le présent. Beaucoup de réserves de biosphère ont été mises en place en Afrique, il y a même AfriMAB. Certaines de ces réserves fonctionnent très bien, comme la Réserve de biosphère de Luki, et d’autres où c’est plus difficile. Je pense que l’important c’est le cœur du modèle. Le modèle doit rester le même, conservation et développement doivent aller ensemble, c’est une évidence.

Maintenant, concernant la mise en application réelle, dans certaines réserves de biosphère, l’Etat doit prendre une part active. Quand l’Etat a des ressources limitées, ces réserves de biosphère n’obtiennent pas toute l’attention qu’elles méritent, au risque de perdre le statut ou de tomber en désuétude. Dans ces cas-là, au-delà de s’appuyer sur l’Etat, on en a parlé plus haut, il faut donner une certaine autonomie ou autosuffisance financière à la réserve de biosphère par des activités propres.

Ici on parle des activités économiques qui alimentent les réserves de biosphère de façon circulaire, bien sûr on tourne autour de l’agriculture, la foresterie ou l’écotourisme, mais aussi les activités scientifiques.

En un mot, la gouvernance, avec le secteur privé et les gouvernements locaux. Il y a beaucoup de bonnes pratiques, d’endroits où ça a marché. Pour les 50 prochaines années, il y a beaucoup à émuler et à imiter. C’est la richesse d’un réseau comme le MAB et de son Réseau mondial de réserves de biosphère.

Enfin, le mot de la fin. Vous êtes formateur et, depuis cette année, enseignant à l’Ecole de la géomatique et du territoire à Abidjan. Que dites-vous à vos jeunes et à la nouvelle génération de scientifiques ?

Formez-vous ! Mon message, c’est soyez curieux sur tout. On trouve la connaissance dans toute chose. Il n’y a pas de moments où on n’apprend pas. Soyons conscients de tout ce qu’on peut apprendre, je m’inclus là-dedans aussi, on peut apprendre partout, on peut apprendre de tout, foncez !

Quand j’étais à la fac au Maroc, on disait qu’on allait reboiser la lune un jour. Un jour on le fera. Aujourd’hui, le voyage pour aller dans l’espace coûte des centaines de milliers de dollars, il y a 20 ans c’était 100 fois plus. Dans 20 ans, ce sera encore divisé par 100. Ça c’est notre capacité pour la connaissance. On a cette capacité pour le Programme MAB, pour la biodiversité, pour le changement climatique, pour notre développement futur.